Tunisie : Youssef Chahed, l’agneau docile devenu un loup aux dents bien longues

(Ecofin Hebdo) - Lâché par ses principaux soutiens et donné partant depuis mai 2017, le chef du gouvernement tunisien a réussi à plusieurs reprises à renverser la situation en faveur, en surfant sur la vague porteuse de la lutte contre la corruption et en nouant des alliances déconcertantes. Ce quadragénaire à l’allure docile, qui doit tout au président de la République, s’est retourné contre son mentor et a désormais de plus en plus du mal à cacher son appétit insatiable pour le pouvoir.

Presque inconnu au bataillon politique tunisien au moment de sa désignation par le président de la République Béji Caïd Essebsi, le 1er août 2016, le chef du gouvernement tunisien, Youssef Chahed, était la parfaite incarnation du gendre idéal. Devenu, à 40 ans, le plus jeune Premier ministre de l’histoire moderne du pays, ce petit-fils de la militante féministe Radhia Haddad et petit-neveu de Hassib Ben Ammar, fondateur de la Ligue tunisienne pour la défense des droits de l’homme (LTDH), est un protégé du Chef de l’Etat.

Fin manœuvrier et vieux briscard de la politique, aujourd’hui âgé de 93 ans, Béji Caïd Essebsi avait pris le soin de choisir un jeune homme docile qui ne pouvait pas lui faire de l’ombre et qui lui laisserait le champ libre pour s’arroger des pouvoirs, bien au-delà de ceux, limités, que lui accorde la Constitution.

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Aujourd’hui âgé de 93 ans, Béji Caïd Essebsi avait pris le soin de choisir un jeune homme docile qui ne pouvait pas lui faire de l’ombre…

 

Youssef Chahed est en effet un novice en politique qui doit tout à son mentor. Contrairement à son prédécesseur Habib Essid, qui a été destitué par l’Assemblée des représentants du peuple (ARP) après plusieurs mois de rivalités entre la Présidence et la Primature autour des nominations de hauts cadres du ministère de l’Intérieur, il n’avait ni assise politique, ni réseaux dans l’administration.

Après un bref passage par le parti Républicain, une petite formation centriste dirigée par l’éternel opposant Ahmed Néjib Chebbi, il a rejoint, en 2013, Nidaa Tounes, qui était alors un parti d’opposition fondé par Béji Caïd Essebsi pour faire contrepoids au puissant mouvement islamiste Ennahdha.

En 2014, cet ingénieur agronome régulièrement consulté par la Commission européenne et le département américain de l’Agriculture pour son expertise en matière de politiques agricoles, a chapeauté une partie de la campagne électorale de l’actuel président.

En 2014, cet ingénieur agronome régulièrement consulté par la Commission européenne et le département américain de l’Agriculture pour son expertise en matière de politiques agricoles, a chapeauté une partie de la campagne électorale de l’actuel président.

En guise de remerciements, le nouveau locataire du Palais de Carthage l’a imposé, en février 2015, en tant que secrétaire d'État chargé de la pêche, auprès du ministre de l'Agriculture, des ressources hydrauliques et de la pêche, Saâd Seddik, dans le gouvernement de Habib Essid.
Fin 2015, il l’a nommé à la tête d’un comité chargé d’assurer la cohabitation entre les courants hétéroclites qui traversent Nidaa Tounes, dont le directeur exécutif n’est autre que le fils du président, Hafedh Caïd Essebsi. Puis, lors du remaniement de janvier 2016, il a obtenu le portefeuille des Affaires locales.

Féminisé et rajeuni, le gouvernement d’«union nationale» formé par Youssef Chahed comptait au départ des représentants de six partis, dont Nidaa Tounes et le mouvement Ennahdha et la formation de gauche Al-Massar, ainsi que deux anciens dirigeants de l’Union Générale Tunisienne du Travail (UGTT), la puissante centrale syndicale tunisienne. Ce cabinet était appelé à appliquer à la lettre l’accord de Carthage, une feuille de route élaborée par neuf partis et trois organisations nationales.

Dans un discours offensif, prononcé à l'ouverture de la séance plénière consacrée au vote de confiance à son gouvernement, le nouveau locataire du Palais de Kasbah a égrené ses priorités: la relance de l’économie, l’éradication du terrorisme, la lutte contre la corruption, la création d’emplois et le développement des régions défavorisées.

«Nous avons jusque-là été incapables de réaliser les objectifs de la révolution de 2011. Nos jeunes ont perdu espoir, la confiance des citoyens dans l'État a reculé. Nous sommes tous responsables (…), et nous serons tous amenés à faire des sacrifices»

«Nous avons jusque-là été incapables de réaliser les objectifs de la révolution de 2011. Nos jeunes ont perdu espoir, la confiance des citoyens dans l'État a reculé. Nous sommes tous responsables (…), et nous serons tous amenés à faire des sacrifices», lançait-il alors sous les applaudissements nourris.

 

Revigoré par la lutte contre la corruption

Le gouvernement Chahed a confortablement obtenu la confiance de l'ARP (avec 168 voix sur 217), mais pas celle des chômeurs et des pauvres. L’enthousiasme suscité par le premier grand oral du jeune chef du gouvernement au Parlement s’est rapidement évanoui.

 YC parlement

Le fusible désigné a chauffé, mais n’a pas sauté.

 

Des protestations sociales ont éclaté dès l’automne 2016, en particulier dans les régions déshéritées de l’intérieur. Cette grogne sociale s’est transformée en véritable fronde contre le gouvernement dans les régions du Sud, au printemps 2017, quand des habitants ont bloqué les accès à des sites pétroliers, pour réclamer une meilleure répartition des richesses et des recrutements prioritaires dans les sociétés pétrolières. La fronde a atteint son apogée quand un jeune manifestant est mort, le 22 mai, écrasé par un véhicule de la gendarmerie dans la région désertique d’El Kamour. Il n’en fallait pas plus pour que l’opposition réclame la démission du gouvernement. La centrale syndicale, qui a encadré certains mouvements de protestation marqués par des heurts sanglants entre les manifestants et les forces de l’ordre, a commencé à évoquer l’incapacité de l’exécutif à répondre aux aspirations des populations.

La fronde a atteint son apogée quand un jeune manifestant est mort, le 22 mai, écrasé par un véhicule de la gendarmerie dans la région désertique d’El Kamour. Il n’en fallait pas plus pour que l’opposition réclame la démission du gouvernement.

Les partis membres de la coalition au pouvoir se sont dédouanés d’un quelconque manquement dans la gestion de la crise, et se sont défaussés sur le chef du gouvernement. C’est ce qu’on appelle désigner un «fusible» qui doit sauter, un subterfuge courant en politique. Le fusible désigné a chauffé, mais n’a pas sauté.

Au creux de la vague, le patron de la Primature a habilement remonté la pente. Le lendemain de la mort du jeune manifestant à El Kamour, il a lancé une guerre contre la corruption qui lui a permis de conserver son fauteuil. Dans cette guerre très attendue, le poulain de Béji Caïd Essebsi a frappé un grand coup, dès le départ, en procédant à l’arrestation de Chafik Jarraya, un sulfureux homme d’affaires et lobbyiste proche de Nidaa Tounes, du mouvement Ennahdha et de la milice islamiste libyenne de Fajr Libya, dirigée par le djihadiste repenti Abdelhakim Belhaj.

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Chafik Jarraya, première victime de l’opération mains propres.

 

Accusé d’ «atteinte à la sureté de l’Etat » et d’ «intelligence avec une armée étrangère», cet ancien associé d’Imed Trabelsi, le neveu de l’épouse du président déchu Ben Ali, se vantait publiquement d’acheter parlementaires, juges et journalistes. Il se croyait tellement intouchable qu’il persifla un jour, sur le plateau d’une chaîne très suivie, que «Youssef Chahed n’est même pas capable de mettre une chèvre en prison». Mal lui en a pris, puisque celui qu’il comparait à un agneau docile s’est révélé être un loup aux dents bien longues.

Il se croyait tellement intouchable qu’il persifla un jour, sur le plateau d’une chaîne très suivie, que «Youssef Chahed n’est même pas capable de mettre une chèvre en prison».

Des coups de balai touchant des barons de la contrebande ainsi que les secteurs des douanes, et des médias ont suivi. Mais l’opération «mains propres» n’a pas touché les milieux politiques, même si trois députés de Nidaa Tounes, dont président du bloc parlementaire du parti Sofiène Toubel, ont été entendus par les magistrats du tribunal militaire, dans le cadre de l’affaire Jarraya.

 Youssef Chahed interview

Menée tambour battant, la guerre contre la corruption a permis à Youssef Chahed de gagner en popularité.

 

«La guerre contre la corruption est une guerre à long terme et n’épargnera personne quelle qu’elle soit. J’irai jusqu’au bout dans ce chantier», a-t-il notamment déclaré en octobre 2017.
Menée tambour battant, la guerre contre la corruption a également permis à Youssef Chahed de gagner en popularité. Des manifestations «spontanées» de soutien à cette initiative inédite dans le pays ont même été organisées. Celui qu’une partie de la population surnomme affectueusement «Jo» (diminutif de Joseph, traduction de son prénom en français, Ndlr) ou encore «Mr. Propre» caracole aussi dans les sondages depuis juin 2017.

 

A la fois un allié et un rival des islamistes !

Porté au pinacle par de larges pans de l’opinion publique, et même par certains de ses anciens adversaires, Youssef Chahed est également devenu l’ennemi à abattre aux yeux de la plupart des dirigeants de son propre parti. La montée en puissance du fils spirituel du chef d’Etat a particulièrement inquiété le fils biologique… Hafedh Caïd Essebsi et ses troupes craignent en effet que la lutte anti-corruption aboutisse à la mise en cause de dirigeants de Nidaa Tounes et que le quadra s’impose comme candidat à la succession du président nonagénaire.

Hafedh Caïd Essebsi et ses troupes craignent en effet que la lutte anti-corruption aboutisse à la mise en cause de dirigeants de Nidaa Tounes et que le quadra s’impose comme candidat à la succession du président nonagénaire.

Certains ont mené une campagne anti-Chahed dans les médias et sur les réseaux sociaux dans le cadre de laquelle ils ont qualifié la guerre contre la corruption de règlements de comptes politiques. D’autres ont tenté de fouiller dans les anciens placards de l’ingénieur agronome au secrétariat d'État à la pêche et au ministère des Affaires locales dans l’espoir d’y trouver un quelconque cadavre, avant de se résoudre à attaquer son bilan économique, jugé calamiteux par la plupart des observateurs.

Malgré une légère augmentation du taux de croissance depuis le début de l’année 2018, la plupart des indicateurs économiques clignotent au rouge. L’inflation a grimpé à près de 8%, le taux de chômage reste supérieur à 15%, la dépréciation du dinar se poursuit et les réserves en devises sont tombées au dessous du seuil de 90 jours d’importation. A cela s’ajoutent des pénuries de médicaments, des coupures d’eau récurrentes et des retards dans le versement des pensions de retraite. Dans le même temps, les grandes réformes annoncées (fiscalité, régimes de retraites, privatisation des entreprises publiques déficitaires, réduction des subventions, etc.), n’ont pas été menées, en raison notamment des surenchères de la centrale syndicale, du manque de soutien des partis représentés au gouvernement et de l’hostilité d’une partie de l’opinion publique.

 HAFEDH CAID ESSEBSI

Hafedh Caïd Essebsi, le fils du Président devenu le rival de Youssef Chahed.

 

Dans le sillage d’une campagne médiatique axée sur les échecs de son gouvernement, le limogeage de Chahed a été inscrit à l’ordre du jour des discussions l’accord de Carthage II entamées au printemps dernier à l’initiative du président de la République, en vue d’élaborer un nouveau programme d’action à un exécutif d’union nationale.

Dans un réflexe de survie, dont lui seul a le secret, il parvient à nouveau sauver sa tête en nouant une alliance de circonstance avec le mouvement Ennahdha, qui dispose du premier bloc parlementaire (68 députés). Le parti islamiste a cependant monnayé son soutien puisqu’il a appelé jeune chef du gouvernement à ne pas se présenter à la prochaine présidentielle prévue en 2019, afin de garder intactes les chances de son propre candidat !

Le parti islamiste a cependant monnayé son soutien puisqu’il a appelé jeune chef du gouvernement à ne pas se présenter à la prochaine présidentielle prévue en 2019, afin de garder intactes les chances de son propre candidat !

Isolé et ne bénéficiant que du soutien conditionnel des islamistes, le quadragénaire à qui on prête de plus en plus des ambitions présidentielles a choisi, le 29 mai dernier, l’attaque comme mode de défense, en tirant à boulets rouges sur son propre camp. «Les dirigeants de Nidaa Tounes, et à leur tête Hafedh Caïd Essebsi, ont détruit le parti. Cela est même devenu une menace pour les institutions publiques», a-t-il lancé lors d’un discours retransmis en direct à la télévision publique dans lequel il s’est évertué à défendre son bilan. Le président du pays, qui était en déplacement en France au moment du discours télévisé du chef du gouvernement, n’a pas commenté cette volée de bois vert contre son fils biologique.

 

OPA hostile sur le parti présidentiel

Dans le cas de Youssef Chahed, l’immense majorité des politiques aurait déposé les armes. Pas lui. Déterminé à jouer son va-tout et ayant de plus en plus du mal à cacher son appétit irrépressible pour le pouvoir, il a limogé le ministre de l’Intérieur, Lotfi Brahem. Ce limogeage était attendu au regard des relations houleuses entre les deux hommes. Selon les analystes, deux raisons expliquent la tension entre les deux hommes: l’incapacité douteuse des forces de sécurité à exécuter le mandat d’amener émis à l’encontre de Najem Gharsalli, un ancien ministre de l’Intérieur cité dans l’affaire d’atteinte à la sûreté de l’État dans laquelle est impliqué Chafik Jarraya, et la loyauté sans faille de Lotfi Brahem à Béji Caïd Essebsi qui empêchait la mise de l’appareil sécuritaire sous le contrôle de la Primature.

Certains analystes ont également cru déceler dans le limogeage du ministre de l’Intérieur un renvoi de l’ascenseur aux islamistes d’Ennahdha. Ce colonel-major, dont le parcours professionnel est identique à celui du dictateur déchu Zine El Abidine Ben Ali, serait, selon certains médias locaux, proche de l’Arabie Saoudite qui voue une haine viscérale aux partis islamistes issus de la mouvance des Frères musulmans, dont le mouvement Ennahdha.
Quoi qu’il en soit, l’éviction de l’ancien commandant de la garde nationale a été décidée contre la volonté de Béji Caïd Essebsi. C’en est trop pour le locataire du Palais de Carthage. Une ligne rouge a été franchie. Le moineau docile est devenu un aigle, rapace et prédateur.
Taciturne notoire, le président de la République est sorti, le 15 juillet, de son silence pour appeler son poulain à démissionner ou à solliciter la confiance de l’Assemblée.

Quoi qu’il en soit, l’éviction de l’ancien commandant de la garde nationale a été décidée contre la volonté de Béji Caïd Essebsi. C’en est trop pour le locataire du Palais de Carthage. Une ligne rouge a été franchie.

«La politique est une question de perception. On ne peut faire face aux demandes, même partiellement, sans soutien politique. Dans ce cas, soit on démissionne, soit on demande la confiance à l’Assemblée», lui a-t-il conseillé dans une interview accordée la chaîne privée Nessma TV. Flairant le danger, Youssef Chahed a depuis manœuvré pour empêcher son éventuelle destitution par l’ARP.

 

Epilogue

Le 27 août, 33 députés annoncent la création nouveau groupe parlementaire en vue d’ «assurer la stabilité politique et de poursuivre la guerre contre la corruption», affichant ainsi un soutien sans faille au locataire du palais de la Kasbah.

Baptisé «la Coalition nationale», ce groupe compte alors 34 députés provenant de divers horizons : des indépendants, des transfuges de Nidaa Tounes et des élus l'Union patriotique libre, un parti fondé par l’homme d’affaires Slim Riahi.

Le 8 septembre, huit députés démissionnent du bloc de Nidaa Tounes pour rejoindre le nouveau groupe parlementaire. En recevant les huit députés démissionnaires, dont Moncef Sellami, Zohra Driss, et Jalel Ghedira, Youssef Chahed confirme être à l’origine de cette OPA hostile sur le parti présidentiel.

Le groupe parlementaire la Coalition nationale compte désormais 41 députés. Avec le groupe parlementaire du mouvement Ennahdha (68 sièges), il assure au chef du gouvernement l’obtention de la confiance de l’Assemblée. La majorité absolue requise à cet effet est de 109 voix.

Tel un phénix, Youssef Chahed parvient toujours à renaître de ses cendres. Son talon d’Achille reste cependant l’extrême versatilité de son allié islamiste.

Tel un phénix, Youssef Chahed parvient toujours à renaître de ses cendres. Son talon d’Achille reste cependant l’extrême versatilité de son allié islamiste.

«Le mouvement Ennahdha, qui joue les arbitres de la crise politique que traverse la Tunisie, ne veut pas aussi se mettre à dos Nidaa Tounes. Le gouvernement de Youssef Chahed peut tomber si le parti islamiste change de position», affirme le politologue Hasni Abidi, qui dirige le Centre d’études et de recherche sur le monde arabe et méditerranéen (Cernam) à Genève.
Ainsi, les islamistes se trouvent désormais dans une posture de véritables maîtres du jeu politique tunisien…

Walid Kéfi

 

 

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