« De nombreux marchands ne veulent pas utiliser le Mobile Money parce qu’ils ont peur du fisc » (Jean-Michel Huet)

(Ecofin Hebdo) - Associé au cabinet de conseils BearingPoint, Jean-Michel Huet suit les tendances qui façonnent le secteur des télécoms en Afrique. L’auteur de « Stratégie internationale » et coauteur du rapport « Prêts pour l’Afrique d’aujourd’hui? » publié par l’institut Montaigne, se confie à l’Agence Ecofin sur la décision de plusieurs Etats africains de taxer le Mobile Money et sur les différentes évolutions que peut connaître ce service.

 

Agence Ecofin : Comment se porte aujourd’hui le Mobile Money en Afrique ?

Jean-Michel Huet : Le Mobile Money se porte plutôt bien en Afrique. C’est un secteur en pleine croissance sur le continent. Par exemple, le Maroc, qui n’avait aucun service de ce type, a lancé, en fin d’année dernière, une plateforme de paiement mobile interopérable et accessible à tous les opérateurs télécoms.

« 85 à 90% des fois où il est utilisé, ce n’est pas pour du paiement marchand, mais pour du transfert d’argent entre personnes. La plupart des gens s’en servent pour envoyer de l’argent à leurs proches.»

Malgré tout, on observe une grande limite concernant le Mobile Money, c’est que 85 à 90% des fois où il est utilisé, ce n’est pas pour du paiement marchand, mais pour du transfert d’argent entre personnes. La plupart des gens s’en servent pour envoyer de l’argent à leurs proches.

 

AE : Pourquoi le paiement marchand peine-t-il à décoller alors que le transfert d’argent est plutôt mature ?

JMH : Il y a plusieurs raisons. Le transfert d’argent est une opération simple qui se déroule entre des personnes qui se connaissent. De l’autre côté, on ne connaît pas forcément le marchand et il ne vous connaît pas forcément. Donc le paiement d’opérations marchandes est un procédé plus compliqué.

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 « Ce n’est pas inutile de récupérer un peu d’argent. »

 

En plus, de nombreux marchands dans beaucoup de pays africains ne veulent pas utiliser le Mobile Money, parce qu’ils craignent que l’Etat les impose en tant que commerçants. Il y a une peur du fisc qui est un élément bloquant.

 

AE : L’Ouganda a taxé, il y a quelques mois, l’utilisation du Mobile Money et la Côte d’Ivoire vient de lui emboîter le pas. Est-on en face d’exemples ou plutôt d’une tendance que d’autres pays pourraient suivre ?

JMH : Je pense que, malheureusement, ce n’est pas un phénomène marginal. Les Etats voient que ces services sont un rare domaine où on est plus tenté de faire du formel que de l’informel. Ils deviennent alors un moyen de récupérer, grâce aux taxes, des fonds pour les budgets. Dans les pays africains ne disposant pas de ressources naturelles à forte valeur comme le pétrole, le diamant et l’or, les meilleurs contributeurs au budget de l’Etat sont très souvent les opérateurs télécoms. Lorsqu’on se trouve du côté de l’Etat, on comprend pourquoi le Mobile Money est taxé. En fait, il s’agit de transferts digitaux et numériques qu’on peut tracer et qui sont donc facilement taxables.

« De nombreux marchands dans beaucoup de pays africains ne veulent pas utiliser le Mobile Money, parce qu’ils craignent que l’Etat les impose en tant que commerçants. Il y a une peur du fisc qui est un élément bloquant.»

Mais d’un autre côté, il y a quand même deux risques majeurs si on taxe ces services avec un peu trop d’acharnement. Par exemple, un opérateur peut dire j’arrête de payer ou d’investir dans un pays parce qu’économiquement ça ne tient pas la route. J’ai observé récemment des évènements similaires au Niger où deux opérateurs rechignaient un peu à payer leurs impôts, suite à une nouvelle taxe sur le chiffre d’affaires. Le deuxième risque est que les taxes peuvent tuer les usages auprès de la population.

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« Quand 70% des Ivoiriens ont accès au téléphone, ce n’est plus un produit de luxe. »

 

Un des avantages du mobile Money, c’est qu’il est beaucoup moins cher que des services de transfert d’argent comme Western Union et Moneygram. A trop taxer et à se passer de l’avis de l’utilisateur, on court le risque d’augmenter le prix du service et de tuer un peu l’usage. A force de vouloir taxer un service télécoms, on prend le risque de détruire l’usage. On peut taxer, mais il ne faut pas trop le faire non plus. Quand on parle de Mobile Money, il s’agit de grandes sommes d’argent, mais il ne faut pas oublier qu’on parle de transferts sur lesquels l’opérateur ne perçoit qu’un pourcentage. Il faut donc faire attention à l’assiette fiscale qu’on va utiliser et éviter des cas comme le Niger où on a taxé le chiffre d’affaires, parce que si cela était appliqué aux télécoms, on risquerait de tuer l’activité du Mobile Money.

 

AE : Justement, en Côte d’Ivoire, le gouvernement reproche aux opérateurs de répercuter la taxe de 7,2% sur les consommateurs en faisant augmenter les coûts. Est-ce qu’on peut faire porter le poids de cette charge fiscale aux clients très longtemps ?

JMH : Dans l’absolu, ce n’est pas choquant. Quand un pays applique une telle taxe sur la valeur ajoutée, au final c’est bien le client qui la paie. Il faut faire la différence entre l’impôt et la taxe. L’impôt peut être prélevé directement sur les bénéfices du fournisseur, mais par contre quand il s’agit d’une taxe, elle est payée aussi et surtout par le consommateur. C’est la différence entre le hors-taxe et le TTC et en soi ce n’est pas choquant.

« L’impôt peut être prélevé directement sur les bénéfices du fournisseur, mais par contre quand il s’agit d’une taxe, elle est payée aussi et surtout par le consommateur.»

Là où on pourrait être plus innovant, c’est qu’on pourrait faire l’inverse. Je prends l’exemple de la Côte d’Ivoire. Par exemple dans le domaine de l’agriculture, il y a des taxes qui sont prélevées quand il y a des transactions dans le niveau agricole, quand un riziculteur vend sa production à un meunier. La taxe est de 10%, mais aujourd’hui l’Etat n’arrive pas à récolter cet argent. Au lieu d’être en situation où les autorités ne récupèrent pas cet argent et où le riziculteur ne vend que la moitié de son paddy, l’Etat ferait mieux d’encourager les systèmes autour des échanges sur les plateformes digitales. Le riziculteur vendrait donc toute sa production et les autorités récupèreraient donc plus facilement les 10% grâce au digital, quitte à verser 1% ou 2% à l’opérateur qui l’aide à collecter la taxe. Un riziculteur qui vend chaque année toute sa production et gagne par exemple 1600 euros au lieu de 800 ne sera pas dérangé par les 5% ou 10% qu’on lui prélèverait pour la taxe. Au contraire.

Je pense donc qu’il est préférable de trouver des modèles avec les plateformes numériques qui permettent à la fois à ceux qui vendent des produits d’en vendre plus et de gagner plus d’argent, à l’Etat de prélever sa taxe et à l’opérateur télécoms de gagner sa vie. Que tout le monde trouve son compte, c’est mieux que de dire je crée ou je mets en place une taxe en plus. La Côte d’Ivoire devrait trouver ce genre de modèles qui sont plus intelligents.

 

AE : Durant une interview avec Tidjane Deme, il y a quelques années, il nous expliquait que les dirigeants africains comprenaient bien le secteur des télécoms, mais ne maitrisaient pas l’économie numérique. Aujourd’hui, face à ce qui se passe, n’êtes-vous pas un peu de cet avis ?

JMH : Encore une fois, ce n’est pas entièrement faux. Pendant longtemps, les sociétés digitales et les télécoms ont été considérées comme fournissant des produits de luxe et étaient taxées comme telles. On considérait que les téléphones étaient seulement pour les services, alors qu’aujourd’hui ça concerne tout le monde. Quand 70% des Ivoiriens ont accès au téléphone, ce n’est plus un produit de luxe. C’est un produit de grande consommation, voire de première nécessité pour les classes les plus pauvres. Il permet de joindre sa famille, des clients, de donner signe de vie en cas de problèmes…

« Quand 70% des Ivoiriens ont accès au téléphone, ce n’est plus un produit de luxe. C’est un produit de grande consommation, voire de première nécessité pour les classes les plus pauvres. »

Aujourd’hui, tous les dirigeants africains n’ont pas encore compris que taxer les services numériques tue l’usage et que ce sont souvent les moins fortunés qui paient le plus. Et je pense que ce n’est vraiment pas une bonne chose de réduire l’usage du numérique. Lorsque ça aide à ramener plus d’impôts en faisant des choses, tant mieux, c’est du gagnant-gagnant. Mais après, à trop vouloir taxer, on tue la poule aux œufs d’or et il risque d’y avoir des catastrophes à la fin. Il faut trouver le bon niveau pour taxer sans que ce ne soient les plus nécessiteux - qui utilisent beaucoup la téléphonie mobile, au-delà de payer, comme un moyen d’avoir des microcrédits et micro-assurances - qui en souffrent. En Côte d’Ivoire, vous avez 15% de gens qui ont un compte en banque. Ce sont les plus riches et ce ne sont pas eux qui ont besoin de moyens de paiement, mais plutôt ceux qui n’ont pas de compte en banque.

 

AE : Il fut un temps où les banques voyaient les services comme Mpesa comme des concurrents. Cette vision des choses a-t-elle changé pour évoluer vers une synergie banques-Mobile Money ?

JMH : Les banques n’ont pas vu arriver, pour la plupart, les services de paiement mobile et se sont donc fait sortir de la chaîne de valeur. Elles essaient maintenant d’y revenir de deux manières, soit via le soutien des banques centrales pour offrir elles même des solutions de paiement mobile, ce qu’on appelle le Mobile Banking. C’est-à-dire que tous les services qu’on peut avoir pour ses comptes en banque sont accessibles via des applications mobiles. Le problème est que cela sert à des gens qui sont déjà bancarisés, donc toujours le haut de la pyramide, alors que les plus pauvres, véritables cibles du paiement mobile, continuent de ne pas se tourner naturellement vers les banques. Donc j’ai envie de dire oui, que les banques reviennent dans le jeu. Elles investissent beaucoup dans le numérique et le digital en Afrique, que ce soit Ecobank, BNP ou Société Générale, mais les banques ont toujours du retard sur les opérateurs télécoms pour tout ce qui relève du paiement mobile.

 

AE : L’autre actualité en Afrique, ce sont les taxes sur les OTT. Quelle lecture faites-vous de ces mesures ? Les Etats africains ont-ils aujourd’hui les moyens de réagir face aux géants du net que sont les OTT et est-ce que la solution est de taxer la population ?

JMH : Je l’ai déjà dit, taxer la population n’est pas forcément le meilleur des moyens. Après, il faut reconnaître qu’il y a certains côtés où ce n’est pas inutile de récupérer un peu d’argent. Je vais vous donner un exemple tout bête, de plus en plus d’Africains écoutent de la musique grâce à leurs opérateurs télécoms via internet, sur YouTube et compagnie et l’Afrique est la région du monde où il y a le moins de droits d’auteurs. L’Afrique ne représente que 1% des droits d’auteurs dans le monde et 80% de ceux-ci sont concentrés dans deux pays sur le continent : l’Afrique du Sud et l’Algérie.

« L’Afrique ne représente que 1% des droits d’auteurs dans le monde et 80% de ceux-ci sont concentrés dans deux pays sur le continent : l’Afrique du Sud et l’Algérie. »

On voit bien que le BURIDA en Côte d’Ivoire n’est pas connu comme le plus grand collecteur de droits d’auteurs de la planète. Ce n’est pas sa faute. Ils n’ont pas forcément les moyens, mais c’est un bon exemple d’un cas de figure où collecter un peu d’argent peut servir à faire vivre les artistes et c’est quand même intelligent. C’est pour ça qu’on ne peut pas dire qu’il ne faut pas du tout taxer, parce que les artistes vivent de l’argent collecté de choses comme les droits d’auteurs. C’est très mal fait en Afrique. Donc l’impôt peut servir à des citoyens africains.

Par contre, encore une fois, à taxer pour taxer les consommateurs, on prend le risque de tuer l’usage. Il faut faire très attention. On a eu des cas, il y a quelques années, par exemple au Sénégal, il y a des taxes qui ont été arrêtées parce que c’étaient les plus pauvres qui payaient et pas les plus riches au niveau du pays. Donc il faut faire vraiment attention.

Propos recueillis par Aaron Akinocho

Aaron Akinocho

 

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